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Yanick Lahens : « la littérature est l’espace de déploiement de la complexité par excellence »

Le dernier roman de Yanick Lahens, « Bain de lune », en lice pour le prix Fémina 2014, nous emmène à Anse Bleue et raconte l’histoire de ces petites gens de campagne entre haine, plaisir et enchantement… Entretien avec l’auteure sur ce coup de cœur de la rentrée littéraire en France. 

Yanick Lahens (c) Dieulermesson PETIT FRERE
Yanick Lahens
(c) Dieulermesson PETIT FRERE

Le Nouvelliste : Yanick Lahens, votre nouveau roman, Bain de lune, est sorti ce mois de septembre chez Sabine Wespieser, un an après Guillaume et Nathalie qui a connu un vif succès. Comment s’est fait le passage de ce roman à Bain de lune ?

Yanick Lahens : Bain de Lune a paru en 1999 sous forme de nouvelle dans La petite Corruption. Depuis lors, j’avais envie de lui donner de l’ampleur. La couleur de l’aube et Bain de lune sont des textes qui m’ont demandé du temps. Failles et Guillaume et Nathalie sont des textes que j’ai écrits assez vite, l’un dans l’urgence, l’autre en me laissant mener un peu par le récit. J’ai arrêté Bain de Lune en avril 2013 pour écrire Guillaume et Nathalie. Et je l’ai repris après en novembre 2013. J’avais plusieurs fers au feu. Chaque texte suit sa propre vie, je présume.

L.N : C’est un roman sur la paysannerie haïtienne. Pensez-vous que Jean-Baptiste Cinéas, Jacques Roumain et Edris Saint-Amand n’ont pas tout dit des mœurs paysannes en Haïti ? Pourquoi un tel choix à l’heure de l’urbanisation du roman haïtien ?

Y.L : D’abord, aucun des thèmes qui intéressent l’humanité n’est à ma connaissance épuisé en littérature. Sinon pourquoi a-t-on écrit après Sophocle, Platon, les manuscrits de Tombouctou au Mali ou Le dit de Genji au Japon du 13e siècle, même depuis les Sumériens en Mésopotamie qui, huit siècles avant Jésus-Christ, parlaient déjà de politique avec Galganesh. Pourquoi écrire sur l’amour après Phèdre ou Paul et Virginie, Shakespeare ou Marguerite Duras. On aurait dû s’arrêter depuis longtemps. On continue parce que rien n’est jamais indépassable en littérature, en musique ou en peinture. On écrira encore beaucoup d’histoires sur la famille, la ville, les paysans, l’amour, la mort, la politique.

Donc à mon avis, et c’est mon deuxième point, ni Jacques Roumain malgré son immense génie, ni Saint-Amand malgré le sien tout comme Cinéas n’ont épuisé le sujet de la paysannerie. Le penser, c’est sous-entendre de plus à tort, que la paysannerie est un tout figé, un magma immuable qui n’a pas bougé depuis, imperméable à l’histoire et qui ne fait pas l’histoire. Que sur elle tout a donc déjà été écrit. Pour moi c’est une aberration de le penser. C’est la chasser de toute humanité et de l’histoire. Or la paysannerie haïtienne déploie comme partout ailleurs sur la planète une humanité et elle a connu d’immenses mutations ces dernières décennies.
Enfin, et c’est mon dernier point, je ne suis pas les modes et les tendances. Je creuse mon propre chemin. Ce chemin peut m’amener vers l’urbain comme il peut me mener vers les terres intérieures haïtiennes. Je ne vais pas faire exclusivement dans l’urbain simplement pour être au goût du jour et pour prouver que je suis moderne et me faire admettre dans un quelconque cercle ici et ailleurs. A ma connaissance, il existe encore beaucoup de paysans en Haïti. Ils sont même légèrement majoritaires. Et cela fait longtemps qu’on les a enlevés des radars  littéraires. Et ce n’est pas parce qu’on les en a enlevés qu’ils n’existent plus. Je suis une personne et un auteur fondamentalement libre et autonome de ce point de vue. J’écris en fonction de mes interrogations, de mes obsessions sur des thèmes ou de mes questionnements sur la forme. Et c’est cela ma liberté d’écrivain.

« C’est un roman qui se danse, se chante »

Première de couverture du roman
Première de couverture du roman

 

L. N . : L’écriture du roman rappelle beaucoup plus La couleur de l’aube que Guillaume et Nathalie, que ce soit dans l’alternance des voix/voie ou dans le style. Une journaliste de France inter a même dit récemment au sujet de ce roman que « c’est un roman qui se danse, se chante ». Pensez-vous retranscrire ici le chant et la danse des paysans haïtiens qui leur sont si chers ?

Y.L : Je n’ai surtout pas fait dans le folklore. Le monde est beaucoup plus structuré par le religieux qu’on ne l’imagine. Relisez les anthropologues, relisez Critique de la raison politique de Debray. La religion a structuré les systèmes juridiques, matrimoniaux, etc, etc. Même quand on se dit athée, on vit dans un monde structuré par la religion. Et d’ailleurs, le XXIe siècle est en train de le prouver à nouveau de manière douloureuse et sanglante. Pour revenir à Bain de lune, je dirais que comme on prie les dieux en dansant et en chantant dans le vaudou, les chants et les danses sont présents inévitablement. Non point introduits du dehors pour faire authentiques pour les Haïtiens ou exotiques pour le lecteur étranger, mais parce que cela fait partie intégrante de la vie du paysan vaudouisant. On ne peut pas commencer à comprendre sa vision du monde si on n’a pas compris cela. Quelque soit le choix de vie personnel de chacun, force est de constater que cette structure imprègne la société dans son ensemble (les récents événements politiques autour du Conseil électoral en Haïti le prouvent), n’en déplaise aux urbains qui veulent se faire plus urbains qu’ils ne le sont ou qui veulent se montrer civilisés ou même chez ceux qui se réfugient dans d’autres cultes pour se fuir eux-mêmes souvent. On peut feindre de ne pas comprendre ou se prendre pour un autre et perpétuer l’éternel dialogue de sourds. Ceci dit, je ne fais l’apologie d’aucune religion. C’est son inscription dans une société qui m’intéresse.

L.N : Vous avez suivi dans ce roman trois générations de Mésidor et de Lafleur, qui, d’une part, symbolisent la force et, d’autre part, la faiblesse. Vous semblez passer au crible les rapports sociaux entre les paysans…

YL : Ce roman est tout sauf manichéen. Il se développe dans le clair-obscur et dans les zones grises comme j’aime faire ces interstices où se joue à mes yeux l’essentiel. C’est ce que précisément nous n’aimons pas faire en général et particulièrement en Haïti où nous cultivons l’angélisme ou la diabolisation. Les rapports entre les bourreaux et les victimes sont très complexes. Et c’est parce qu’ils le sont que les rapports féodaux sont ce qu’ils sont et durent, que les populismes de droite comme de gauche ont de beaux jours devant eux. La précarité oblige toujours à des stratégies de survie. Et nous sommes dans un pays de précarité généralisée. Il est évidemment plus facile de poser des paroles péremptoires sur le monde et les gens. Mais la littérature est pour moi l’espace de déploiement de la complexité par excellence. Où peuvent se poser les questions dérangeantes. Et puis,  j’ai avant tout écrit un roman avec une intrigue qui commence à la première page et ne se dénouera qu’à la fin, des personnages qui intègrent la milice de  Duvalier, des jeunes révolutionnaires « kamoken » des années 68-70 qui vont se heurter à un mur culturel, un prêtre breton qui est loin d’une image réductrice, des prêtres de la petite église vers les années 80. J’ai tenté de rendre des rapports homme-femme où nous sommes très loin aussi d’un pastoral Roméo et Juliette parce que les choses ne se passent pas de manière pastorale dans ce monde-là ni dans le monde urbain d’ailleurs. Il y a entre autres tout un fantasme du pied et de la chaussure qui traverse le roman. J’ai pris un immense plaisir à écrire certains passages, d’autres ont été des obstacles que j’ai cru infranchissables et qui m’ont donné du mal et que j’ai franchis. Et puis, il y a tout un travail sur le temps et la construction de ce roman. Je n’en dirai pas davantage. Je traverse un siècle mais pas toujours de manière chronologique.

« J’ai la chance d’écrire ce texte après Saint-Amand, Roumain ou Cinéas »

LN : Ce qu’il faut signaler également dans ce roman est l’instance narrative. Jusque-là, vous avez fait des romans à la troisième et à la première personne. Mais dans ce roman, on est surpris de voir que c’est un « nous » qui raconte : les Lafleur. Est-ce là une certaine forme épique du roman qui raconte non point l’histoire d’un individu mais celle d’une famille, d’un peuple…

YL : C’est une voix collective, un « nous » qui d’ailleurs se déplace. N’est pas toujours le même nous. Mais il réfère à la collectivité, au monde « holiste » qui caractérise les sociétés traditionnelles et qui prime sur les individus, comme diraient les sociologues comme Louis Dumont ou anthropologues. Contrairement à Roumain ou Saint-Amand, j’ai tenté de regarder ce monde de l’intérieur. C’est ce monde-là qui parle et qui voit et qui pose son regard sur son entour et sur nous. Et la voix de la jeune fille qui dit « je» est déjà une voix qui veut s’individualiser et précisément devenir une urbaine moderne. J’ai la chance d’écrire ce texte après Saint-Amand, Roumain ou Cinéas et d’avoir pu profiter des immenses acquis en anthropologie, en sociologie,  en histoire et des mutations de la société haïtienne elle-même, pour pouvoir effectuer ce passage de point de vue. Frankétienne avait brillamment apporté un éclairage dans Dezafi. Je suis certaine que d’autres après moi trouveront aussi leur voie et feront autre chose, du neuf.

L.N : Pour finir, Yanick, vous êtes parmi les rares écrivains haïtiens présents à la rentrée littéraire en France cette année. Quelles sont donc vos attentes ?

J’ai pris des risques en écrivant ce roman. J’aime en prendre d’ailleurs dans tous mes romans. J’étais néanmoins traversée de doutes. Mais je sentais que plus j’allais vers ces terres intérieures haïtiennes, plus je pouvais parler aux lecteurs et lectrices de choses qui relèvent de l’universel. Communiquer par Twitter, Facebook ou avoir un IPAD, faire dans la « com » ou du « PR » c’est de l’international et c’est très bien. Mais le fondamental se puise dans l’universel qui demeure les rapports que l’on a avec les éléments : la terre, l’eau, le vent, notre attitude face à la mort, à la violence, nos questions sur le sacré ou l’invisible, les rapports entre hommes et femmes, notre rapport à l’autorité. Et beaucoup de lecteurs non haïtiens l’ont ressenti ainsi et s’y sont retrouvés tout en découvrant une humanité haïtienne qui se déploie dans la dureté de la vie paysanne mais ni dans le cauchemar ni dans la carte postale. J’espère élargir mon lectorat pour que le dialogue avec eux, secret, lointain mais néanmoins intime se renforce. Et quand je dis lectorat je pense évidemment à mon lectorat, en Haïti comme à mon lectorat ailleurs.

Propos recueillis par Wébert Charles

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cwebbn

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