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Il était une fois Leslie François Manigat

Leslie François Manigat est mort. L’ancien président de la République d’Haïti n’est plus. Il est mort ce vendredi 27 juin 2014 en sa résidence à Marin après avoir longuement souffert d’une maladie qu’il a courageusement supportée. Fin historien, grand orateur à la verve séduisante et contagieuse, cet homme politique intransigeant et rigoureux dans ses réflexions et prises de position aura marqué pendant des siècles la production intellectuelle d’Haïti. Retour sur cette figure imposante et emblématique de l’histoire contemporaine.

L'ancien président Leslie François Manigat
L’ancien président Leslie François Manigat

Leslie François Manigat est un monument de l’intelligentsia haïtienne. Point n’est besoin de chercher midi à quatorze heures pour reconnaître son poids dans la galerie des penseurs des XXe et XXIe siècles haïtiens. Difficile de lui coller des épithètes pour le qualifier ou le décorer. À lui seul, il représente toute une encyclopédie. Une bibliothèque ambulante. Un monstre de la pensée historique et critique, une somme de savoirs. Un érudit authentique. Une plume intrépide. Enfin, et ce n’est pas tout, un fin analyste politique et un modèle d’excellence. 

Né le 16 août 1930 à Port-au-Prince, il est le fils de François Saint-Surin Manigat, et de Haydée Augustin, tous deux enseignants. Il est le petit-fils du général Saint-Surin François Manigat, homme politique ayant occupé de grandes fonctions sous le gouvernement de Lysius Félicité Salomon. Il fut ministre de l’Intérieur, délégué de la nouvelle Banque Nationale d’Haïti et ministre de l’Instruction publique.

Il a fait ses études classiques à l’Institution Saint-Louis de Gonzague dirigée par les Frères de l’Instruction chrétienne (FIC) puis des études supérieures à Paris où il a obtenu un doctorat en Philosophie. En Haïti, il a mené une double et importante carrière administrative et universitaire. Exilé en 1963 en France, aux États-Unis et au Venezuela, sous la dictature de François Duvalier, il a été maître de conférences à l’Université Paris VIII (Vincennes) et maître de recherches associé au Centre d’études des relations internationales.

En 1970, il a épousé à Paris, en secondes noces, Mirlande Hippolyte, constitutionnaliste, ancienne élève de l’École normale supérieure et docteure en sciences politiques. Elle est la première femme à faire partie du Sénat de la République. De son premier mariage, Manigat a eu six filles: Marie-Lucie, Marie-Dominique, Viviane, Jessie, Roberte et Sabine.

Un universitaire progressiste

Fondateur et premier directeur de l’École des hautes études internationales de l’Université d’État d’Haïti (Ueh) en 1958 devenue plus tard INAGHEI. En 1966, il a prononcé une conférence à la Sorbonne au sein de la Société d’histoire moderne (La substitution de l’hégémonie américaine à la prépondérance française en Haïti: la conjoncture de 1909-1912). L’étude a été publiée dans le Bulletin de la Société de l’histoire moderne puis dans la revue d’histoire moderne et contemporaine et dans le livre de Jean Bouvier et René Girault (L’impérialisme français avant 1914). Elle a été ensuite traduite en plus d’une douzaine de langues dans l’édition abrégée d’un ouvrage collectif édité par Marc Ferro chez Robert Laffont.

En 1971, il est professeur à l’Université Paris VIII (Vincennes), à Paris I (Panthéon-Sorbonne) en 1988 et à l’Institut des Hautes études internationales de Genève en Suisse, la même année. Il fut ensuite appelé à enseigner dans plusieurs autres universités dont la Johns Hopkins University à Baltimore aux États-Unis, l’Institut d’Études Politiques à Paris, the West Indies Universities à Trinidad, la Yale University (pour une brève période) et à l’Université de Caracas au Venezuela (aujourd’hui Universidad Central de Venezuela).

Conférencier à la Maison des Polytechniciens en 2001 et à Athènes, en Grèce, en 2003. A Institute for the Story of Man en 1977 à New York où il a prononcé une conférence sur «La relation entre le marronnage et les révoltes» puis »La révolution à Saint-Domingue-Haïti», communication publiée par les Annales de l’Académie des Sciences de New York.

Passionné d’histoire, doué d’une intelligence hors pair et d’une connaissance très profonde de l’histoire mondiale, en général, et de l’histoire d’Haïti, en particulier, Leslie –comme on l’appelle dans les cercles amicaux- fait figure d’exception parmi les historiens de sa génération. Son œuvre porte la marque de tous les grands événements et de toutes les urgences qui ont jalonné l’histoire de ce pays qui l’a vu naître. C’est une œuvre totale. Tout y passe ou presque : la culture, la politique, l’économie, la sociologie, la géographie, les conflits, etc. D’une rigueur et d’une exigence académique inclassables, il est l’auteur de plus d’une soixantaine de monographies, études et articles sur l’histoire de l’Amérique latine contemporaine et des Caraïbes.

Une carrière politique mouvementée

C’est surtout au cours des années 1950 qu’a débuté la carrière politique de Manigat. Il a d’abord travaillé au ministère des Affaires étrangères. En 1957, il a appuyé la candidature de François Duvalier et partagé son idéologie. Peu de temps après l’accession du médecin de campagne au pouvoir, leurs relations n’étant plus au beau fixe, Manigat a dû subir quelques persécutions. Ainsi, en 1963, il a été incarcéré pendant deux mois pour avoir soutenu, lui reproche-t-on, les grèves des étudiants du début des années 1960. Relâché, il s’est exilé et s’établit aux États-Unis, en France et au Venezuela.

En exil, il entre dans l’opposition. Militant farouche, nourri d’idées et d’ambitions progressistes, il a fondé en 1979, au Venezuela, le Rassemblement des démocrates nationaux progressistes (RDNP) –parti politique qu’il a dirigé pendant 25 ans- et critiqué ouvertement le régime en place. Après la chute de Jean-Claude Duvalier en 1986, il rentre au pays et se porte candidat à la présidence aux élections présidentielles devant avoir lieu le 29 novembre 1987, sous la bannière de son parti.

Malheureusement, les élections n’ont pas eu lieu. Port-au-Prince fut livrée à un véritable carnage en ce matin du 29 novembre. Toutefois, deux ans après, il devient, à la faveur de l’armée, comme il aime à le dire, le 39e président constitutionnel d’Haïti (février-juin 1988) –soit le premier issu d’une élection quoique contestée par la majorité des regroupements et partis politiques de l’époque.

Suite au limogeage puis l’arrestation du général Henri Namphy pour cause d’insubordination, il fut renversé du pouvoir le 20 juin 1988 par un coup d’État organisé par certains membres des Forces Armées d’Haïti. Le pouvoir étant, de nouveau, remis à Henri Namphy, Leslie François Manigat a dû, une fois de plus, s’exiler pour ne revenir qu’à la veille des élections de 1990. Candidat à la présidence d’Haïti en 2006, il a été battu par son rival René G. Préval, l’homme de Marmelade –Ti René pour les intimes- qui a fait, non sans tracasseries, son deuxième mandat.

Entre l’intellectuel et l’historien

Leslie est, en dépit de tout ce qu’on peut lui reprocher, entre autres son obsession pour le pouvoir, un chercheur remarquable et exceptionnel. Personnage énigmatique aussi, esprit critique et pénétrant, son travail d’historien est d’une richesse étonnante. La classe intellectuelle haïtienne aurait dû lui accorder un « Award of recognition » pour service rendu à l’avancement de la pensée (historique et politique) pendant les trente dernières années. Pour sa grande contribution à la recherche historique. Un trésor national. Disciple de Marc Bloch et de Lucien Febvre de l’École des Annales qui prônait l’écriture d’une « histoire totale, une histoire complète ». Une histoire vivante qui tient également compte du présent.

Ses travaux sur l’Amérique latine, l’histoire d’Haïti sont d’une grande valeur. Son premier livre « Évolutions et révolutions : l’Amérique latine au XXe siècle (1889-1929) », paru dans la collection l’Univers contemporain des Éditions Richelieu en 1973, se veut un maître ouvrage, une référence sûre pour la connaissance de l’Amérique latine. Ayant fait l’objet de son enseignement à Paris VIII au cours de l’année universitaire 1971-1972, il est d’une grande richesse documentaire et doté de réflexions très poussées sur les problèmes, les progrès et les idées et idéologies qui ont traversé et bouleversé «l’Extrême Occident» –expression récente utilisée par les géographes en référence à l’Amérique latine.

D’autres ouvrages, tout aussi importants et de grande facture, témoignent de la richesse intellectuelle, du sens critique et de la rigueur qui habitent cet historien haïtien. Cette denrée rare. Un trésor national vivant. Tant par l’incommensurabilité du patrimoine qu’il nous a légué que par son attachement à l’histoire de ce pays qui l’a bercé. Vraiment, un peuple qui vient de produire Leslie François Manigat, pour reprendre l’éloge de Jacques Stéphen Alexis au sujet de Jacques Roumain, ne peut pas mourir.

 

Dieulermesson PETIT FRERE

 

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cwebbn

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