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Les « Corps mêlés » de Marvin Victor

Le premier roman de Marvin Victor, Corps mêlés, paru chez Gallimard en décembre 2010, se veut un livre qui part à l’impossible quête du dialogue, de la parole, si celle-ci ne se replie pas sur elle-même. Un roman publié après le séisme et qui se démarque de ce qu’on a tendance à appeler ici, « les écritures du séisme ».

Marvin Victor (c) page Facebook de l'auteur
Marvin Victor
(c) page Facebook de l’auteur

Si ce livre de Marvin Victor est jusqu’à date le plus beau roman haïtien sur le séisme, c’est peut-être parce qu’il ne parle pas du séisme… Au fait, c’est un roman qui ne parle pas. Qui se trouve entre le dire et le non-dire ; le « dire autrement » comme l’écrit si bien Rébecca Krasner au sujet du roman ou Marvin Victor lui-même.

La production littéraire autour du séisme est déjà abondante, traversant tous les genres : de la poésie au roman  en passant par le théâtre, les écrivains ont usé de formes littéraires pour photographier ce réel macabre, certains dans une sorte de surréalisme ou de fantastique sans mesure. Le roman de Marvin Victor, « Corps mêlés », ne parle pas plus du séisme que du « pays de Baie-de-Henne », d’un premier amour gâché, dont la narratrice tente de retisser les fils ou de sauver ce qu’il en reste.

Ursula Fanon, 45 ans, vient de perdre sa fille Marie-Carmen Fanon, ensevelie sous les décombres de sa maison à « la rue Magloire Ambroise » (sic), un après-midi de janvier, par  « une chose » dont on ne connaît pas le nom. Et la voilà, comme dans une pièce de théâtre, dans le trois-pièces de Simon Madère, vieil amant du temps de son enfance au pays de Baie-de-Henne, père de cette fille morte sous les décombres. Comment annoncer à Simon la mort de leur fille, quand ce dernier ignore totalement l’existence de cette enfant, qui se voue très jeune aux plaisirs de la chair ? Par où commencer ? Faut-il commencer par annoncer à Simon l’existence de sa fille ou sa mort ? Ursula Fanon se trouve déchirée, en proie à un dilemme, cherche une parole qu’elle ne peut en aucun cas extérioriser. À défaut de cette parole, Ursula Fanon voyage, revisite le territoire de son enfance, de sa famille à Baie-de-Henne dans un long monologue intérieur : « C’est au pays de Baie-de-Henne, à mon enfance, à ma jeunesse port-au-princienne que me fait penser cette fin d’après-midi de janvier… » (p. 155), essaiera-t-elle en vain à plusieurs reprises de dire à Simon. Ursula Fanon, contrairement à ce que l’on pourrait penser, a toujours souffert de cette incapacité à parler, qui n’est pas due au choc soudain du séisme ; à une sorte de traumatisme devant tant de corps mêlés, comme si les morts se mettaient soudainement à faire l’amour. Incapacité à parler qu’elle a toujours regrettée. En témoigne l’emploi incessant du conditionnel passé (« aurais-je dû lui dire…» « aurais-je murmuré à Simon »). Elle se bat avec elle-même pour laisser sortir la moindre parole, et quand elle finit par parler, ce n’est que pour prolonger ses souvenirs.

Cependant, il n’y a pas qu’Ursula Fanon qui souffre de cette incapacité de parler. Tous les personnages de « Corps mêlés », fuient toute possibilité de dialogue. Simon Madère ne répondra à Ursula que par le silence ou par un simple geste. Cette incapacité de traduire ses sentiments, Rebecca Krasner, dans un article publié dans le 4e numéro de la revue Legs et Littérature (Traduction, réécriture et plagiat), l’appelle « réflexivité ». Est-ce cette quête d’un moyen de se faire comprendre qui pousse la narratrice à faire de longues phrases périodiques, qui se retournent sur elles-mêmes, un peu à la Marcel Proust ou Marie N’diaye ? La technique employée par Marvin sied parfaitement à l’état d’esprit d’Ursula Fanon. Voilà, entre autres, le grand mérite de Marvin Victor, si ce n’est d’avoir fait un roman dans lequel il s’est totalement effacé, une écriture féminine qui ne laisse en aucun cas croire qu’il existe une main invisible, masculine derrière tout cela, réfutant un peu la thèse de la critique féministe laissant croire que « toute écriture est marquée par une identité sexuée ». (Lucie Robert)

Wébert Charles

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