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La lectrice assassinée

Le 28 avril 2015, la photographe Régina Nicholas a été assassinée par un individu connu sous le nom de Youri Beaubrun à la rue Monseigneur Guilloux. Dans le sac de la victime, nous avons retrouvé des livres : un exemplaire de « Compère Général Soleil » (Jacques Stéphen Alexis) et un exemplaire de « Bain de lune » (Yanick Lahens). Témoignage sur la vie de cette lectrice assassinée.

regina

Régina, quand on s’est rencontrés, te souviens-tu, pour la première fois dans ce pauvre bar appelé « 10traction » par goût de l’hyperbole, à l’avenue Magloire Ambroise, tu voulais que je te prête des livres. C’était un jour de beau temps, comme les jours qu’on n’ose pas nommer de peur qu’ils ne s’effacent et que ne reviennent le chagrin et la mélancolie. Nommer, le sais-tu, c’est admettre que les choses et les êtres sont mortels. Il faisait chaud, sous la tôle ondulée qui nous protégeait des rayons du soleil, mais il faisait beau quand même. Il pleuvait des sourires autour de nous, et les bouteilles de bière tanguaient sur la table fragile, comme un petit bateau ivre. Il pleuvait des rires, des discours philosophiques et d’autres subtilités de la vie. Mais toi, tu m’as approché, non pas parce que mon air timide me retenait de rire à haute voix, mais parce que j’avais des livres entre les mains. Pour toi, peut-être, un homme ou une femme qui porte des livres, peu importe le titre, peu importe l’auteur, était un ami d’office. Tu m’as demandé de te les prêter. Voyant ton acharnement, et connaissant bien entendu le vieil adage selon lequel il faut se garder de prêter des livres aux gens intelligents, je t’ai lu un poème de Dieulermesson Petit frère. La musique était à son plus bas niveau, et j’avais courbé la tête vers ton oreille gauche, et tu as souri à la chute : « Ton sexe est une rue sans trottoir ». Ton rire a explosé dans la cour arrière du bar, et tes amis Chelson Ermoza et Eliezer Guerismé, qui écoutaient timidement, t’ont suivie dans le plaisir que procure le dernier vers du poème. J’ai vite compris que tu étais animée d’un amour sans mesure pour les livres. Je devais te rencontrer quelques fois après, toujours au même endroit, certaines fois avec un kindle dans les mains, parfois, un recueil de poèmes. Le livre semblait être pour toi une canne, un objet sacré qui te retenait en équilibre.

Je ne savais pas que, quelques années après notre première rencontre, tu allais mourir au coin d’une rue, poignardée devant un hôpital, là où d’autres femmes donnent naissance à  de beaux enfants, avec des livres dans ton sac. Dis-moi, Régina, as-tu pensé à Olmène Dorival fuyant la folie de Turtulien Mésidor ou à Hilarion Halarius mort sur la frontière dominicaine quand la lame te transperçait le ventre ? Les témoins m’ont dit que tu as mis du temps pour pleurer ; tu pensais sans doute, la tête dans les livres, le corps poignardé, à des êtres chers qui t’ont accompagnée dans ta vie de lectrice affamée ; tu pensais à Balzac, à Proust, à Hugo, aux poèmes que tu as lus, mais le sais-tu, aucun couteau ne peut extirper en soi l’amour des livres et de la littérature… Bon voyage, amie !

Wébert Charles

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cwebbn

Commentaires

Guy Muyembe
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Triste.

renaudoss
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"Triste et beau". Bon voyage.