Wébert Charles

L’art de transporter des mondes juxtaposés

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Pour être né dans une ville grouillante, bruyante et qui transporte ses habitants dans la paume de sa main, je suis un fou de Port-au-Prince. Des ces moyens de transport qui t’étouffent et desquels tu ne saurais te passer. Il y a toujours une sorte de complicité aveugle entre les passagers qui voyagent dans les camionnettes, les tap-tap. Ici on dit tap-tap, comme d’autres disent tramway, Airbus, métro ou TGV. Et cela ne nous réduit jamais.

 

On a appris à vivre avec l’essentiel. Ici, la vitesse se mesure par les roues fatiguées d’une camionnette de toutes les couleurs sur le macadam, par le bruit d’un moteur calé au Portail Saint-Joseph ou par l’écriteau bariolé de rouge, de vert, de toutes les couleurs sur lesquels tu apprends la morale debout. C’est toujours debout, à hauteur d’homme ou à vol d’oiseau, qu’on apprend à lire. Et quand les écriteaux ne se suffisent plus ce sont des livres qui prennent la place. Des centaines de livres. La complicité aveugle se fait de plus en plus sentir quand ces tap-tap ne transportent point de passagers de chair et d’os mais des personnages littéraires, des héros.

C’est le seul endroit au monde où Lucien de Rubempré peut regarder Julien Sorel droit dans les yeux; le seul endroit où Meursault n’ayant pas de place s’assoit sur un Arabe, un Palestinien,  sur un Afghan, un Bâbâ se gavant de naswar, sur Mourad ou Dastaguir. Le seul endroit au monde où Manuel rencontre le colonel Buendia et les deux hommes se donnent la main… Où des vieux à la veille de leur quatre-vingt-dix ans font l’amour paisiblement avec la Niña Estrellita, sous le regard moqueur d’Antonio Balduino, nègre parmi les nègres du Brésil…

Le Bibliotaptap inauguré par Bibliothèques sans frontières en Haïti en 2012 offre cette possibilité aux livres de voyager. D’aller vers les lecteurs et de leur raconter leurs histoires, leurs vies. Des mondes à portée de main, transportés dans une camionnette toucouleur, pour dire qu’ici les mots voyagent et traînent derrière eux des « pays juxtaposés » (René Philoctète).

Pour découvrir les bibliotaptap haïtiens.

Wébert Charles


Syngué sabour ou la Pierre de patience

Syngué sabour. Pierre de patience est un roman d’Atiq Rahimi publié en 2008 chez P.O.L éditeur qui a valu à son auteur le prix Goncourt de la même année.

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Il y a des romans qui vous prennent à la gorge, vous terrorisent et vous font frémir. Syngué sabour du romancier français d’origine afghane Atiq Rahimi, est un de ces romans-là. Un roman qui, une fois lu, contraint le lecteur à une pose verticale où la seule action utile qu’il peut réaliser est d’applaudir. Ce que les anglophones appellent le Standing ovation après une représentation théâtrale ou un spectacle quelconque. Car c’est de cela qu’il s’agit ici.

Syngué sabour. Pierre de patience met en scène une femme anonyme, épouse d’un guerrier blessé par balle à la nuque et mère de deux filles. L’histoire se déroule dans une maison en Afghanistan (ou ailleurs), principalement dans une chambre rectangulaire, sans trop grand aménagement, où gît tranquillement un homme plongé dans un long et terrible coma, un « cadavre vivant » comme le soulignera plus tard sa femme. De la chambre, le lecteur est amené à vivre la guerre d’Afghanistan, le bruit des bombes, le cri strident et macabre des chars de guerre et les balles perdues d’une Kalashnikov qui de plus en plus se font sentir. Tout se passe à travers les murs et les fenêtres. Entre jeux de rideaux (comme au théâtre) et souffle régulier (Mesure du temps qui passe), sont évoqués cette horrible guerre, les adolescents qui partent à la guerre sans atteindre l’âge de raison, les hommes qui se sacrifient et sacrifient leur famille aux noms d’Allah, une femme musulmane, impudique, qui profite du silence de son mari pour lui avouer ses secrets… Tout est théâtre et comme le dit Blazac, « rien n’est ornement », tout vous met en présence d’une mise en scène digne d’une pièce de théatre moderne qui ferait du monologue, du soliloque et de la mise en abime, la substance de l’œuvre. Si au début du livre la voix du narrateur etrangle celle du protagoniste, au fur et mesure, la voix de celui-ci s’impose et devient principale ; la voix qui porte le récit.

C’est aussi un roman dans lequel la femme musulmane parle en toute liberté de sujets tabous : de son sexe, de son infidélité, de sa pratique de la masturbation, du sexe de l’homme. Un roman dans lequel la femme peut toucher le visage de son mari voire même son sexe, sans être traitée de diabolique ou d’impie. Mais, il faut que l’homme se taise, soit un corps vide, une âme suspendues, pour que la femme se sente libre de parler d’elle-même. Jusqu’à ce que sa Syngué sabour, sa pierre de patience explose et la tue. Les héros d’Atiq Rahimi sont donc des anti-héros, des victimes, déchirés entre la parole et le silence; qui essayent de survivre ou de surmonter la folie. La femme dans Syngué sabour ressemble à Dastaguir dans Terre et cendres (2000) du même auteur. Ils sont tous deux confrontés au silence, à la surdité d’une part d’un mari (Syngué sabour), d’autre part d’un petit fils devenu sourd à cause du bombardement de son village (Terre et cendres). Le besoin de parler et de se faire entendre caractérise ces personnages.

Syngué sabour. Pierre de patience est le quatrième roman d’Atiq Rahimi, mais le premier qu’il rédige en français. Pour l’auteur, il fallait trouver une langue autre que le persan pour parler des tabous. Une langue qui serait capable de parler de prostitution, du corps et de la relation de la femme avec son corps, sans tomber dans le scandale. Une langue dans laquelle Sade avait longtemps déjà inventé la grammaire du corps.

Atiq Rahimi, Syngué sabour. Pierre de patience, Paris : Folio, 2013, 138 pages.

Wébert Charles


Où as tu eu l’idée de naître un dimanche ?

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Où as-tu eu l’idée de naître un dimanche ? C’est un jour que je me suis résigné à aimer. Je n’aime pas les jours de fête préfabriqués. Les jours made in France, les jours made in China, les jours made in USA… Je n’aime pas les jours, avec des étiquettes, qui traînent derrière eux des cadeaux en plastique, importés de dernière heure, ou achetés sur la frontière d’à côté.

Pour moi, un jour est fait comme ça. Avec un soleil timide, sans tintements de cloches. Un jour est toujours vide. Mais toi, tu as préféré naître un dimanche, pour qu’on commence à compter à partir du jour de ta naissance. Ça commence toujours par la naissance. Par un nom imprononçable. Un nom english, puisque ta mère a lu Shakespear et se l’imaginait Français.

Je n’aime pas les jours Shoreditch, les jours Warwickshire, les jours beaucoup de bruit pour rien. Car c’est par le bruit que ça commence. Une parole étouffée, scandée sur un disque avant la tombée de la nuit. Mais où diable as-tu eu l’idée de naître un dimanche ? Je n’aime aucun jour qui commence avec une cravate autour du cou. Ça laisse moins d’espace pour respirer.


La place d’Annie Ernaux

La place est le quatrième roman d’Annie Ernaux, paru pour la première fois en 1983 aux éditions Gallimard. Moins d’un an plus tard Le livre est distingué par le jury du prix Renaudot.

Première de couverture du livre
Première de couverture du livre

Le livre s’ouvre sur les épreuves du Capes que subies la narratrice dans un lycée lyonnais. La peur aux trippes, elle finit par réussir aux épreuves orales devant un jury composé d’un inspecteur et de deux assesseurs. Mais, ceci est une fausse entrée. Le lecteur pourrait bien se tromper en se fiant aux premières lignes du livre. Il ne s’agit pas d’un roman sur l’enseignement secondaire ou sur l’éducation. C’est un livre sur la figure du père, sa « place » dans une famille de campagnards aussi bien que dans une société en pleine mutation.

Deux mois, « jour pour jour », après le passage des épreuves, le père de la narratrice meurt suite à de longues douleurs d’estomac. Annie Ernaux revient sur la figure du père, le sien, et écrit un roman qui se propose d’actualiser la conception du père dans la littérature française. Si dans la première page du roman Annie Ernaux mentionne Le père Goriot de Balzac, elle ne laisse aucun indice au lecteur qu’il s’agira ici d’un roman sur le père. Si, également, dans le roman de Balzac , Goriot est le symbole de l’amour paternel, le père de la narratrice est loin de cette image caricaturale de la paternité. C’est un homme de chair et d’os, qui a autant de faiblesse que de force. Un personnage romanesque, si l’on se tient à la conception de la vérité romanesque de René Girard développée dans son livre « Mensonge romantique et vérité romanesque ». Pour Girard, « le roman romanesque dit la vérité de l’homme ». C’est peut-être à la recherche de cette vérité-là que part Annie Ernaux. Une vérité que Jean Cohen fait résider dans l’inautenticité de l’homme. Sa construction dans une société de laquelle il est dépendant. Voilà la vérité de l’homme. N’est-ce donc pas la quête ultime de l’autofiction ? Mais si l’autofiction est souvent qualifié de « roman du je », le « je » d’Annie Ernaux n’est donc rien d’autre qu’un jeu. Un « je » trompeur. Car si Annie Ernaux dit « je », c’est de l’autre qu’elle finit par parler. De son père. Nous voilà encore revenu à la conception du roman de Girard évoquée plus haut, pour qui « le moi profond n’existe pas » et que tout homme s’accomplit dans l’autre ou s’explique par l’autre.

Le père est un vieux paysan, qui tient à Y…, un café-épicerie avec sa femme. Qui redoute, comme tous les commerçants, la concurrence, et qui est prêt à aller chercher son pain à des kilomètres que de l’acheter des mains de son voisin qui n’achète pas à son café-alimentation. Un père dur comme fer, qui déteste les gros mots, le patois des paysans, et qui envoie sa fille à l’école pour qu’elle n’ait pas la vie qu’il mène. « Les livres, la musique c’est bon pour toi. Moi, je n’en ai pas besoin pour vivre ». Qui essaie en vain de cacher ses mœurs paysannes devant les condisciples de sa fille et qu’un « comment ça va ti » finit parfois par trahir. À la mort de ce père singulier, il n’y eut aucun étonnement. « C’est fini », annonce la mère, froidement. Aucun sanglot. Sauf lorsque le cercueil entre sous la terre, quand elle éclate en sanglot « comme le jour de mon mariage », nous dit la narratrice. Un mélange de tristesse étouffée et d’indifférence.

Lécriture d’Annie Ernaux rappelle dans ce roman celle de Zola dans L’Assommoir, ou de Céline dans Voyage au bout de la nuit. Une langue « verte », mais sans émotions et combien douce. Qui donne aux mots vie et forme. Comme si pour parler des gens de la campagne, il fallait le faire dans leur langue. Avec des phrases hachées, dépouillées de la syntaxe classique du français. Des phrases très souvent pronominales, qui énumèrent au lieu de raconter, comme c’est aussi le cas dans « Les Années ». Le livre dégage un certain parfum exquis, par des fragments inégaux, qui vous tient à la gorge, et vous fait vivre cette autre partie-là, d’une France d’après-guerres, décrite par la « génération de la guerre ».

Lecture recommandée !

Annie Ernaux, La place, Paris : Éd. Folio, 1986, 114 pages


Méfie-toi de Gaza

L’actualité politique internationale tourne autour de Gaza. Un mot. Deux syllabes trouées de sang et de crimes amers. Le blog Libre de lire inaugure la rubrique « Besoin de poèmes », en collaboration avec la rubrique Culture du quotidien haïtien Le Nouvelliste. La parole est donnée ici à Anderson Dovilas qui parle dans un poème émouvant des « Gaza de partout » et des enfants, l’index appuyé sur la gâchette d’une mitraillette, rêvant de longs bras.

 

©mana-post.com

©mana-post.com

Méfie-toi de Gaza
Et de ses blessures hantées
Par le sable mouvant
Il est rituel chez eux
Que des poèmes cagoulés de supplice amer
Enfantent des promesses de sang sur les murs
En guise d’écriteaux
Quelle est cette langue
Que nous parlons
En épousant la mort ?
Enfant de mauvaise lune
Tes rêves appuyés sur la gâchette
Ne prolongeront pas tes bras
Hélas !
Tu es venue au monde
À l’ère truquée
Il ne reste aucun mystère
Sous la montée des vagues
L’arme qui tue
Sera condamnée par défaut d’être métal
Et le meurtrier déguisé
En franc-tireur
Nous vivons des marges obscènes
En décadence apocalyptique
Des regrets pour la moisson du jour
Nous sommes au temps des cicatrices
Et la nuit a déjà fait sa preuve
Dans nos deuils
Gaza de Port-au-Prince
Gaza de Libye
Gaza de partout
Les chars ont brûlé les arbres
Jusqu’à retarder l’aube
Tandis que les cœurs battants
Sous des projectiles
Avilissent la beauté du monde
Comme une grenouille qui voit sa fin
Sur des chansons de mauvaises haleines
Méfie-toi de Gaza
Et des autres paradis
Décolorés par les grands journaux.

Anderson Dovilas, Mémoire d’outre-monde, Paris, Ed. L’Harmattan, 2013.

Anderson Dovilas, né en Haïti en 1985, est poète. Il vit aux États-Unis.


Libérez la parole !

Le Centre-Pen Haïti organise du 19 au 27 juillet 2014 la troisième édition du festival « Libérez la parole ». Cette année, l’accent sera mis sur la romancière Marie Vieux-Chauvet, mais aussi sur le journalisme et la littérature jeunesse.

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Après les deux premières éditions du festival annuel « Libérez la parole », le Centre Pen Haïti poursuit cette année l’aventure dans plusieurs villes du pays, notamment aux Gonaïves et à Petit-Goâve. Si dans les éditions précédentes hommage a été rendu à Gasner Raymond, journaliste du Petit-Samedi soir assassiné par les sbires de Duvalier le 1er juin 1976, et à Jacques Stéphen Alexis, opposant farouche au régime de François Duvalier, lui-même également porté disparu un jour d’avril 1961, cette troisième édition rend hommage à une femme de lettres. Cependant, elle semble suivre la tradition, s’il en est déjà, d’honorer les victimes de la dictature des Duvalier. Marie Vieux-Chauvet, romancière très hostile au gouvernement de « Papa doc » dans les années 1960-70, est à l’honneur. Tout un ensemble de communications sont prévues à l’Alliance française des Gonaïves, au Centre Pen Haïti (Thomassin), au Parc de Martissant et à la Cellule Pen Haïti de Petit-Goâve.

Parole libre et liberté d’expression

Selon Jean-Euphèle Milcé, président du Centre-Pen Haïti, c’est un festival qui tourne autour de deux axes importants : la promotion de la littérature et la défense de la liberté d’expression. C’est ce qui explique toujours le choix d’un journaliste ou d’un écrivain, victime de censure sous une forme ou sous une autre. Cette année, « le festival rend hommage à une figure majeure des personnes victimes de censure politique » : Marie Vieux-Chauvet, dont la trilogie Amour, Colère et Folie, parue chez Gallimard en 1968, a vite été retirée du marché par la famille de l’auteure, craignant des représailles de François Duvalier, élu président à vie du pays depuis déjà quatre ans. Auteure entre autres de « La légende des fleurs » (Théâtre, 1947), de « Fonds-des-Nègres » (roman qui reçut le prix France-Antilles en 1960) et de « Les Rapaces » (prix Deschamps 1986), Marie Vieux-Chauvet est l’une des figures (si elle n’est pas la figure) dominantes de la littérature au féminin en Haïti. Censurée, elle connut l’exil avant de mourir à New York en 1973, deux ans après François Duvalier.

Cette troisième édition du festival « Libérez la parole » est organisée en partenariat avec La Bibliothèque nationale d’Haïti, les éditions C3, Le Programme européen de soutien aux initiatives culturelles (PESIC), Bibliothèque sans frontières et LEGS ÉDITION (L.E). Le centre Pen Haïti, créé en 2008 par Georges Anglade, est une association regroupant une centaine d’écrivains et de journalistes s’engageant à « favoriser les échanges entre les créateurs, travailleurs de la plume et la population, entre écrivains haïtiens et étrangers, à travailler pour la libre circulation de l’information et le partage, autant que possible, des savoirs et le libre accès à la culture ».


Il était une fois Leslie François Manigat

Leslie François Manigat est mort. L’ancien président de la République d’Haïti n’est plus. Il est mort ce vendredi 27 juin 2014 en sa résidence à Marin après avoir longuement souffert d’une maladie qu’il a courageusement supportée. Fin historien, grand orateur à la verve séduisante et contagieuse, cet homme politique intransigeant et rigoureux dans ses réflexions et prises de position aura marqué pendant des siècles la production intellectuelle d’Haïti. Retour sur cette figure imposante et emblématique de l’histoire contemporaine.

L'ancien président Leslie François Manigat
L’ancien président Leslie François Manigat

Leslie François Manigat est un monument de l’intelligentsia haïtienne. Point n’est besoin de chercher midi à quatorze heures pour reconnaître son poids dans la galerie des penseurs des XXe et XXIe siècles haïtiens. Difficile de lui coller des épithètes pour le qualifier ou le décorer. À lui seul, il représente toute une encyclopédie. Une bibliothèque ambulante. Un monstre de la pensée historique et critique, une somme de savoirs. Un érudit authentique. Une plume intrépide. Enfin, et ce n’est pas tout, un fin analyste politique et un modèle d’excellence. 

Né le 16 août 1930 à Port-au-Prince, il est le fils de François Saint-Surin Manigat, et de Haydée Augustin, tous deux enseignants. Il est le petit-fils du général Saint-Surin François Manigat, homme politique ayant occupé de grandes fonctions sous le gouvernement de Lysius Félicité Salomon. Il fut ministre de l’Intérieur, délégué de la nouvelle Banque Nationale d’Haïti et ministre de l’Instruction publique.

Il a fait ses études classiques à l’Institution Saint-Louis de Gonzague dirigée par les Frères de l’Instruction chrétienne (FIC) puis des études supérieures à Paris où il a obtenu un doctorat en Philosophie. En Haïti, il a mené une double et importante carrière administrative et universitaire. Exilé en 1963 en France, aux États-Unis et au Venezuela, sous la dictature de François Duvalier, il a été maître de conférences à l’Université Paris VIII (Vincennes) et maître de recherches associé au Centre d’études des relations internationales.

En 1970, il a épousé à Paris, en secondes noces, Mirlande Hippolyte, constitutionnaliste, ancienne élève de l’École normale supérieure et docteure en sciences politiques. Elle est la première femme à faire partie du Sénat de la République. De son premier mariage, Manigat a eu six filles: Marie-Lucie, Marie-Dominique, Viviane, Jessie, Roberte et Sabine.

Un universitaire progressiste

Fondateur et premier directeur de l’École des hautes études internationales de l’Université d’État d’Haïti (Ueh) en 1958 devenue plus tard INAGHEI. En 1966, il a prononcé une conférence à la Sorbonne au sein de la Société d’histoire moderne (La substitution de l’hégémonie américaine à la prépondérance française en Haïti: la conjoncture de 1909-1912). L’étude a été publiée dans le Bulletin de la Société de l’histoire moderne puis dans la revue d’histoire moderne et contemporaine et dans le livre de Jean Bouvier et René Girault (L’impérialisme français avant 1914). Elle a été ensuite traduite en plus d’une douzaine de langues dans l’édition abrégée d’un ouvrage collectif édité par Marc Ferro chez Robert Laffont.

En 1971, il est professeur à l’Université Paris VIII (Vincennes), à Paris I (Panthéon-Sorbonne) en 1988 et à l’Institut des Hautes études internationales de Genève en Suisse, la même année. Il fut ensuite appelé à enseigner dans plusieurs autres universités dont la Johns Hopkins University à Baltimore aux États-Unis, l’Institut d’Études Politiques à Paris, the West Indies Universities à Trinidad, la Yale University (pour une brève période) et à l’Université de Caracas au Venezuela (aujourd’hui Universidad Central de Venezuela).

Conférencier à la Maison des Polytechniciens en 2001 et à Athènes, en Grèce, en 2003. A Institute for the Story of Man en 1977 à New York où il a prononcé une conférence sur «La relation entre le marronnage et les révoltes» puis »La révolution à Saint-Domingue-Haïti», communication publiée par les Annales de l’Académie des Sciences de New York.

Passionné d’histoire, doué d’une intelligence hors pair et d’une connaissance très profonde de l’histoire mondiale, en général, et de l’histoire d’Haïti, en particulier, Leslie –comme on l’appelle dans les cercles amicaux- fait figure d’exception parmi les historiens de sa génération. Son œuvre porte la marque de tous les grands événements et de toutes les urgences qui ont jalonné l’histoire de ce pays qui l’a vu naître. C’est une œuvre totale. Tout y passe ou presque : la culture, la politique, l’économie, la sociologie, la géographie, les conflits, etc. D’une rigueur et d’une exigence académique inclassables, il est l’auteur de plus d’une soixantaine de monographies, études et articles sur l’histoire de l’Amérique latine contemporaine et des Caraïbes.

Une carrière politique mouvementée

C’est surtout au cours des années 1950 qu’a débuté la carrière politique de Manigat. Il a d’abord travaillé au ministère des Affaires étrangères. En 1957, il a appuyé la candidature de François Duvalier et partagé son idéologie. Peu de temps après l’accession du médecin de campagne au pouvoir, leurs relations n’étant plus au beau fixe, Manigat a dû subir quelques persécutions. Ainsi, en 1963, il a été incarcéré pendant deux mois pour avoir soutenu, lui reproche-t-on, les grèves des étudiants du début des années 1960. Relâché, il s’est exilé et s’établit aux États-Unis, en France et au Venezuela.

En exil, il entre dans l’opposition. Militant farouche, nourri d’idées et d’ambitions progressistes, il a fondé en 1979, au Venezuela, le Rassemblement des démocrates nationaux progressistes (RDNP) –parti politique qu’il a dirigé pendant 25 ans- et critiqué ouvertement le régime en place. Après la chute de Jean-Claude Duvalier en 1986, il rentre au pays et se porte candidat à la présidence aux élections présidentielles devant avoir lieu le 29 novembre 1987, sous la bannière de son parti.

Malheureusement, les élections n’ont pas eu lieu. Port-au-Prince fut livrée à un véritable carnage en ce matin du 29 novembre. Toutefois, deux ans après, il devient, à la faveur de l’armée, comme il aime à le dire, le 39e président constitutionnel d’Haïti (février-juin 1988) –soit le premier issu d’une élection quoique contestée par la majorité des regroupements et partis politiques de l’époque.

Suite au limogeage puis l’arrestation du général Henri Namphy pour cause d’insubordination, il fut renversé du pouvoir le 20 juin 1988 par un coup d’État organisé par certains membres des Forces Armées d’Haïti. Le pouvoir étant, de nouveau, remis à Henri Namphy, Leslie François Manigat a dû, une fois de plus, s’exiler pour ne revenir qu’à la veille des élections de 1990. Candidat à la présidence d’Haïti en 2006, il a été battu par son rival René G. Préval, l’homme de Marmelade –Ti René pour les intimes- qui a fait, non sans tracasseries, son deuxième mandat.

Entre l’intellectuel et l’historien

Leslie est, en dépit de tout ce qu’on peut lui reprocher, entre autres son obsession pour le pouvoir, un chercheur remarquable et exceptionnel. Personnage énigmatique aussi, esprit critique et pénétrant, son travail d’historien est d’une richesse étonnante. La classe intellectuelle haïtienne aurait dû lui accorder un « Award of recognition » pour service rendu à l’avancement de la pensée (historique et politique) pendant les trente dernières années. Pour sa grande contribution à la recherche historique. Un trésor national. Disciple de Marc Bloch et de Lucien Febvre de l’École des Annales qui prônait l’écriture d’une « histoire totale, une histoire complète ». Une histoire vivante qui tient également compte du présent.

Ses travaux sur l’Amérique latine, l’histoire d’Haïti sont d’une grande valeur. Son premier livre « Évolutions et révolutions : l’Amérique latine au XXe siècle (1889-1929) », paru dans la collection l’Univers contemporain des Éditions Richelieu en 1973, se veut un maître ouvrage, une référence sûre pour la connaissance de l’Amérique latine. Ayant fait l’objet de son enseignement à Paris VIII au cours de l’année universitaire 1971-1972, il est d’une grande richesse documentaire et doté de réflexions très poussées sur les problèmes, les progrès et les idées et idéologies qui ont traversé et bouleversé «l’Extrême Occident» –expression récente utilisée par les géographes en référence à l’Amérique latine.

D’autres ouvrages, tout aussi importants et de grande facture, témoignent de la richesse intellectuelle, du sens critique et de la rigueur qui habitent cet historien haïtien. Cette denrée rare. Un trésor national vivant. Tant par l’incommensurabilité du patrimoine qu’il nous a légué que par son attachement à l’histoire de ce pays qui l’a bercé. Vraiment, un peuple qui vient de produire Leslie François Manigat, pour reprendre l’éloge de Jacques Stéphen Alexis au sujet de Jacques Roumain, ne peut pas mourir.

 

Dieulermesson PETIT FRERE

 


La camionnette rouge

Ce texte est le premier chapitre de la nouvelle La camionnette rouge qui a été finaliste du Prix du jeune écrivain francophone à Muret (France) en 2013. Toute reproduction de ce texte ou d’une partie du texte est formellement interdite.

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Mercredi

6h am

Poste Marchand

 

Gérard savait qu’il devait être là, ici, assis dans sa camionnette rouge, avec à son coté Raymond. Raymond est comme tout le monde, un rescapé du tremblement de terre, qui n’a su sauver que son bras gauche. Comme tout le monde ici, Raymond avait laissé quelque chose de lui, là-bas, sous les décombres. On a tous perdu quelque chose, ici, ce mardi-là. Les uns : des bras, des pieds ou autres parties du corps, les autres le sourire, l’imprudence et l’amour de ce pays, cette terre tremblotante comme les enfants souffrant d’épilepsie.

Ici, si tout le monde connaissait Raymond, personne cependant ne savait rien de son histoire qu’il refuse de raconter. Personne ne savait où était Raymond, ce mardi. Les uns pensaient qu’il était au pénitencier national, les autres à l’église Méthodiste de Poste Marchand. Pénitencier ou église, quelle différence? On est toujours sous une dalle, cerné de quatre murs. Et Dieu seul sait combien de dieux habitent les prisons… C’est peut-être par vanité que Raymond n’ajoutait rien à son récit.

Gérard lui, n’était pas comme tout le monde. Il était ce jour-là dans sa camionnette rouge, et il aurait juré que c’était un camion Mack, 10 roues et 8 cylindres, qui avait heurté l’arrière de sa camionnette tellement la terre la secouait. Dieu soit loué, ce n’avait pas été le cas, tout le monde savait combien Gérard aimait sa camionnette rouge, qui nourrissait sa famille qui s’était vue augmenter, après la mort de son frère Castel. A part, perdre quelque chose on en a tous gagné une autre, une nouvelle charge : s’occuper de soi comme d’un autre, se surveiller, inspecter, se préparer à courir à la prochaine catastrophe…

Pour Gérard mieux valait la terre que sa camionnette rouge…

En réalité, la camionnette n’avait jamais été rouge. Mais on l’appelait ainsi car depuis plus de deux ans Gérard avait promis à tout le monde qu’il allait la repeindre en rouge, d’un rouge vif, disait-il. Mais, il y avait toujours quelque chose à faire : remplacer le frein, la batterie, le moteur, l’accélérateur, les pneus, les gentes, les bancs, les coussins, une vitre… et au bout de deux ans la camionnette n’avait toujours pas été repeinte. Mais tout le monde à Poste Marchand, Lalue, Christ-Rois l’appelait, par dérision, la « camionnette rouge » jusqu’à ce que tout le monde finisse par croire que la camionnette était rouge, non de couleur, mais de nom. Et Gérard, lui, avait perdu l’envie de repeindre sa camionnette puisque tout le monde s’était mis d’accord sur ce point là.

C’était une vieille Mazda grise, le gris de l’aluminium nu, deux portes avec une vieille carrosserie en bois d’ébène, par devant laquelle on pouvait lire : « Charité désordonnée commence par soi-même » Ici, toutes les camionnettes ont leurs slogans. Parfois brutal, et parfois doux, comme par exemple, le prénom d’une femme. Une camionnette sans slogan n’attire pas de passagers. A la station, on peut passer des journées entières à les lire, les corriger et en sourire :

 

« Bon Dieu bon, Bon Dieu rit, Rien ne sert de courir il faut partir a point, kapab pa soufri, Pa gad ale m’, Yes aya, Tèt frèt, L’homme pas Dieu, Adrianna, Tèt kale, Don’t follow me, Vierge miracle, Malè pa mal, Pito nou lèd nou la, Rosemarie Chérie, Christ revient, Psaume 113 v7, Kris kapab, Bon ti grenn, La force divine, I love you Jesus, One love, La destinée, Ave Maria, Don de Dieu, La familia, Echèk pa lanmò, Jesus is my life… »

Ici, à la station on peut lire tout un livre avec des phrases ambulantes qui ne sont jamais les mêmes, dans leurs innombrables va-et-vient…

La Camionnette de Gérard ne se faisait pas remarquer uniquement par son écriteau noir mais aussi par le bruit insupportable que faisait le moteur. On pouvait l’entendre depuis l’église Saint Antoine. Bien qu’insupportable, tout le monde ici supportait le bruit. On avait développé une certaine affinité pour Gérard et sa Camionnette. Peut-être par ce qu’il distribuait, tous les soirs, une partie de ses recettes, aux enfants du quartier…

Wébert Charles, extrait de La Camionnette rouge, Finaliste prix du Jeune Écrivain de langue française en 2013.


Il y a 102 ans, Etzer Vilaire recevait le prix Davaine de l’Académie française

Le 28 juin 1912, le poète haïtien Etzer Vilaire recevait le prix Davaine de l’Académie française pour ses Nouveaux poèmes. Il devint le premier Haïtien, mais aussi le premier Caribéen, a s’être vu décerner une récompense des mains des Immortels. 

Le poète haïtien Etzer Vilaire
Le poète haïtien Etzer Vilaire

Né à Jérémie(Haïti), la cité des poètes, le 7 avril 1872, Etzer Vilaire est un poète incontournable de la littérature haïtienne du début du XXe siècle. Souvent considéré comme l’un des chefs de file du mouvement éclectique de la Génération de la ronde (1898-1915), quatrième période de la littérature haïtienne, il a été repéré par Georges Sylvain qui l’encouragea à publier ses vers. En 1901 parut la première version d’un long poème sous le titre « Les dix hommes noirs » (suivi de Pages d’amour). Véritable satire de la société contemporaine pour certains (Eddy Arnold Jean), œuvre totalement exotique pour d’autres, « Les dix hommes noirs » a connu un succès monstre et sera considéré, même un siècle plus tard, comme l’œuvre la plus accomplie de l’auteur, la plus étudiée en salle de classe et qui a suscité le plus de controverse dans la critique littéraire. En 1907, alors qu’il rassemblait ses textes en vue de constituer son œuvre complète sur les conseils de l’éditeur français Georges Barral, Etzer Vilaire reviendra sur ce long poème et recomposera un bon nombre de vers.

Entre 1902 et 1910, il publia plusieurs recueils de poèmes à succès : « Le Flibustier » (1902), long poème sur la solitude, l’amour et le désenchantement, « Homo. Vision de l’enfer » (1902), « Poème de la mort » (1907), « Les années tendres » (1907), les « Nouveaux poèmes » (1910). C’est avec ce dernier recueil qu’il reçut le prix Davaine de l’Académie française le 28 juin 1912 en présence de ses compatriotes Jean-Price Mars et Georges Sylvain. D’après un article paru dans le journal français Le Temps le samedi 15 juin 1912, dans son numéro 18610, le Jérémien devait partager son prix, d’une dotation de 2 000 francs, avec trois poètes français : Armand d’Artois pour son livre « Muse et musette », Lucien Rolmer pour son recueil « Chants perdus » (2e volume) et Jacques Sermaize pour « L’Heure qui passe ».

L’histoire littéraire rapporte qu’Etzer Vilaire n’a plus laissé aucun texte après avoir reçu le prix et est resté silencieux pendant la période de l’occupation américaine (1915-1934) jusqu’à sa mort survenue le 22 mai 1951. Nous voulons clarifier néanmoins qu’Etzer Vilaire a publié, probablement à tirage réduit, un livre à compte d’auteur pendant l’Occupation américaine lequel a été retrouvé dans ses archives, chez son arrière-petit-fils, M. Etzer Vilaire Fils, sous le titre « La vie d’un solitaire pendant l’Occupation américaine ». Un livre qui n’a jusqu’à présent pas été repris.

 

Wébert Charles


Peyizaj : voir Haïti autrement

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© Roberto Stephenson
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©Roberto Stephenson

PEYIZAJ. Voilà un titre qui résonne fort. Un mot qui s’écrit en créole mais qui se lit tout aussi bien en français. Un mot qui porte en lui toute la « poéticité » des lieux réels ou fictifs. C’est le titre d’un album de photos dans lequel on entre avec tous les soucis du quotidien pour sortir la tête remplie de belles images, de coins inimaginables d’un pays qui a la mauvaise réputation d’être le lieu de tous les malheurs et de toutes les catastrophes. Du Nord au Sud, de l’Est à l’Ouest, les paysages d’Haïti sont présentés dans leur beauté qui étonne tout voyageur en panne d’images. Il aura fallu un livre comme celui-ci pour nous aider à nous voir autrement et pour vendre à la communauté internationale une nouvelle image de l’ancienne perle des Antilles.

Haïti, ancienne colonie espagnole et française, a été, et est resté, le pays de toutes les beautés géographiques. C’est cela que le photographe Roberto Stephenson veut nous montrer dans ce beau livre de plus de 200 pages. Dans « Voyage aux trois Guyanes et aux Antilles » de Gerrit Verschuur, on lit qu’« Haïti est un des pays les plus privilégiés par la nature. Après Cuba, c’est sans contredit la plus jolie perle du chapelet des Antilles… ».

Ponctué tout au début de beaux textes de Yanick Lahens, de quelques passages des correspondances de Christophe Colomb, des extraits de « Le pays des Nègres » d’Edgar de La Selve et du livre du Père Léon Bonnaud, « L’apostolat en Haïti », le livre de Roberto Stephenson est de ces rares livres qui ne vendent pas la misère, l’insalubrité à bon marché à des âmes sensibles. En 100 clichés, le photographe promène nos yeux naïfs dans les quatre coins du pays. De belles photos de la Source Puante sur la route Nord, de la citadelle Laferrière à Milot, des plages de Port-Salut, des vues de la région de Mandarin dans l’Artibonite, de Bassin Bleu à Jacmel et de la fameuse chute Saut d’Eau dans le département du Centre. Cent photos-miroirs, prises avec soin qui, en nous faisant visiter l’histoire de l’île d’Hispaniola, nous plongent dans la beauté des paysages d’Haïti.

 

Wébert Charles